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Prendre la parole, 1997
4 min. 23

Entretien avec Valérie Dodeur
paru dans Saison vidéo, automne 1999.

Dans quelles circonstances as-tu commencé à réaliser cette série de vidéos ?
Mon premier objectif était d’être présent à l’événement, d’avoir en quelque sorte rendez-vous avec l’actualité, d’agir le jour J à l’heure H dans le domaine public : la rue. Après quelques essais  foireux, j’ai vite compris que si je souhaitais avoir un affrontement direct avec une foule, il me fallait trouver un contexte approprié : la manifestation de rue a fait l’affaire. Revendication sociale et politique, procession religieuse ou autre, il était intéressant que tout ce petit monde se meuve dans le même sens pour la même idée afin que je puisse m’y afficher comme singularité .Il paraît que l’artiste s’expose, à une situation particulière, dans l’espace et dans le temps : à contre-courant, à l’avant-garde, en pointe, ringard va ! J’aurais aussi pu te dire mon intérêt pour la sculpture publique et ma volonté de mettre en forme la foule, de lui imprimer un mouvement: la fendre, la bousculer, la diriger, l’exciter ; comme on en parlerait en physique, de la matière pour le sculpteur quoi !

OK, mais, pratiquement, de quelle manière t’y prends-tu ?
Par exemple, lorsque mon slogan est « bousculer les idées reçues », ce dernier est écrit au stylo-bille rouge à même la peau sur mon poing. La caméra scotchée sur l’avant-bras et le poing tendu, je fends rapidement la foule à contresens. Ce positionnement de la caméra, solidaire de mon poing, permet à mon slogan d’occuper sans cesse le premier plan de l’image bien que le décor soit lui très instable et mouvant. Pour « défendre son point de vue », écrit sur la paume de ma main, je masque l’objectif de la caméra de mon mieux, tout en remontant la Gay Pride. Le geste et la parole sont mis sur un pied d’égalité. J’aimerais qu’on ne puisse pas supposer que l’un préexiste à l’autre. Mon slogan, le mot d’ordre que je me fixe, a la même valeur que ma posture, l’un n’illustre pas l’autre, agir et dire se confondent, est-ce possible? D’ailleurs, tous deux appartiennent au domaine public, je n’invente rien, j’applique et véhicule des lieux communs de la pensée. Les slogans que j’utilise sont énoncés à l’infinitif, en terme d’objectif à atteindre, comme extraits d’une nomenclature de la revendication sociale. Lorsque je pointe le doigt vers le ciel ou, plus exactement, que « je lève la main », pour traverser une procession catholique, mon slogan est « prendre la parole ». Ce geste est en lui-même porteur de sens et, d’un point de vue plus pragmatique, il me protège et me facilite la pénétration dans la foule; c’est mon avant-bec. Pour en revenir à ta question, je choisis d’appliquer mon slogan/posture à un contexte particulier, tel type de manif. Je me tiens informé des lieux de rendez-vous et du parcours par l’intermédiaire de la préfecture ou d’une radio FM. Je filme sans coupure, je ne fais pas de montage, le son est le son d’ambiance. En ce qui concerne la durée du film, j’ai résolu cela en décidant d’enregistrer le temps que durerait la remontée de l’intégralité de la manif, si possible du début jusqu’à la butée sur les flics ou les services de la voirie qui clôturent tous les mouvements de foule. Autre chose, mes actions ne sont pas spectaculaires, personne n’est convié à venir y assister, elles se distinguent de la performance et n’en sont qu’un faible écho dans le sens ou il n’y a pas de théâtralité, je ne suis pas acteur, je ne suis pas filmé par un tiers, le point de vue est subjectif et il n’est partagé que par le « spectateur » de la vidéo, la foule elle, voit autre chose.

Comment choisis-tu le mouvement de foule dans lequel tu vas opérer, ton terrain d’action ?
Evidemment, les manifs sont le lieu de mise en public des idées, des revendications minoritaires. Mais, d’une certaine manière, je ne prends pas réellement position. Je n’ai pas envie de faire dans les bons sentiments, si mon attitude peut paraître parfois ambiguë, eh bien, pourquoi pas. Je ne prends pas la foule à rebrousse-poil pour m’y opposer idéologiquement et, si la traversée d’une procession de catholiques intégristes les tourne en ridicule, c’est qu’effectivement leur comportement est grotesque. Bien sûr je ne suis pas totalement neutre, j’ai quelque chose à faire là, parmi eux. Ils marchent dans un sens, porteurs de leurs idées ; moi dans l’autre, avec mon objectif à atteindre et mon propre moteur. C’est du clash entre ces deux positionnements qu’émerge le sens. Par le choix d’une action particulière dans un contexte lui-même particulier, je tente de mettre en place une déviation aussi bien physique que sémantique. Je dévie le flot des manifestants et manipule le sens de leur message, comme si la surimpression d’une idée à une autre permettait un détournement, un déraillement ou une erreur d’aiguillage. Et puis ce contexte n’est qu’un décor, une toile de fond ; si son choix ajoute du sens à mon action dans le réel, tant mieux !
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© Raphaël Boccanfuso 2009